La recherche d'un nouvel emploi s'était avérée plus difficile, voire plus décevante, qu'elle ne s'y attendait. Soit on lui proposait des postes en-deçà de ses prétentions ou de ses diplômes, soit elle avait démissionné très vite en se rendant compte que la politique lui manquait terriblement et qu'elle ne pourrait jamais s'épanouir ailleurs que dans cet univers aussi vital pour elle que l'air que l'on respire. En attendant, elle s'adonnait à des activités alternatives comme le bénévolat pour garder un lien avec la vie sociale. Les semaines s'étaient enchaînées depuis sa prise de bec avec Corentin de Neuville et ses journées se déroulaient toutes presque de la même manière : petit-déjeuner copieux tout en consultant sur son téléphone les offres d'emploi, postulance pour un emploi susceptible de lui convenir (ce qui lui arrivait de plus en plus rarement), séance de sport Au Septième ciel ou jogging dans son quartier quand le temps le permettait, douche rapide chez elle, puis visite aux petits vieux de l'hospice où elle officiait bénévolement ou bien aide aux devoirs dans la MJC d'un quartier défavorisé.
Ce jour-là, Garance se séchait dans sa salle de bains quand elle entendit retentir la sonnette de l'entrée. Un instant, folle de joie, elle crut que Hamal était enfin de retour mais elle se fit la réflexion qu'il n'avait pas besoin de sonner pour entrer. Elle se prit donc à espérer que Stéphan Fogel avait changé d'avis et qu'il venait en personne la supplier de réintégrer son équipe. Resserrant les pans de son peignoir, elle alla entrebâiller la porte.
« Je vous dérange ? » Lui demandait un Corentin de Neuville arborant un sourire presque piteux.
Garance, affolée, lui referma la porte au nez avant de la rouvrir presque dans la foulée.
« Un instant, je vous prie !»
Elle referma à nouveau le battant et s'y adossa, pantelante. Que faisait-il ici ? Et comment avait-il eu son adresse ? Stéphan bien sûr, l'infâme traître... Puis, une sorte de frénésie s'empara d'elle et elle fit disparaître en un tournemain ses baskets et son sac de sport derrière le canapé, déposa dans l'évier de la cuisine le plateau du petit-déjeuner, posa un regard scrutateur autour d'elle pour vérifier que le plus gros du désordre avait disparu. Enfin, inspirant profondément pour calmer son affolement, elle fit entrer Neuville.
« J'arrive à un mauvais moment, on dirait, fit observer son visiteur
impromptu en désignant sa tenue.
— Je vous en prie, installez-vous
dans le salon le temps que je me change », l'invita-t-elle en lui
indiquant le chemin sans oser le regarder dans les yeux.
C'était la première fois qu'ils se revoyaient depuis leur altercation et elle se rappelait parfaitement l'injonction qu'il lui avait adressé de ne reparaître devant lui que pour lui présenter ses excuses. Or, elle n'avait fait aucune démarche en ce sens.
Corentin, qui attendait debout dans le salon, se mit à observer la pièce, ouverte sur la cuisine. Apparemment, Garance aimait mélanger les couleurs. Rose, bleu, vert, violet. Elle qui ne portait que du gris ou du noir, voilà qui était étonnant. Un chat, peu farouche, vint se frotter contre ses jambes, miaula pour quémander des caresses. En se penchant pour le caresser, il avisa sur le tapis le magazine Nouba du mois de mars, ouvert sur un article lui étant consacré et ne le présentant pas sous son meilleur jour. Il posait, dans un smoking impeccable, en compagnie d'une ravissante créature pendue à son bras, l'air éperdu d'adoration... Ainsi, Garance continuait à se tenir informée de son actualité mondaine, à défaut de son activité politique ? Il en éprouva du trouble mêlé de gêne, accentué par la sensation de s'être momentanément glissé dans la peau d'un voyeur. Heureusement, Garance réapparut, mettant fin à son malaise. La simplicité de sa tenue – jeans, t-shirt, gilet – la rajeunissait et la faisait paraître moins redoutable qu'à l'ordinaire, d'autant plus qu'elle avançait pieds nus. Repris sans savoir pourquoi par sa gêne, Corentin, après avoir avisé deux cadres accrochés au mur, s'en approcha pour les contempler et faire diversion.
« Vous êtes méconnaissable », souffla-t-il enfin sur le ton de la surprise absolue.
Sur la photo, prise par Hamal, son colocataire, et que lui désignait le jeune politicien, elle apparaissait en tenue chic, sans lunettes et maquillée. Garance rougit violemment en repensant à l'effeuillage sensuel qui avait suivi cette séance de photos.
« Vous savez, c'était un compliment ! » s'exclama Corentin, se méprenant sur la rougeur de sa figure.
La jeune femme balaya cette phrase d'un geste faussement désinvolte de la main, pressée de changer de sujet de conversation. Car Hamal n'était pas seulement le colocataire et le meilleur ami de Garance, il était accessoirement son amant les périodes où tous les deux étaient célibataires. Leur entente était aussi parfaite sur le plan idéologique ou intellectuel que sur le plan sexuel. Mais bizarrement, il ne leur serait jamais venu à l'esprit de se considérer comme un couple malgré les supplications de leurs amis qui ne comprenaient pas pourquoi ils n'officialisaient pas leur liaison. Garance et Hamal étaient trop pris par leur carrière respective pour accepter de s'enfermer dans une relation suivie. Accrochés à leur si précieuse liberté, ils papillonnaient de-ci de-là, avant de finir dans le même lit en période de disette charnelle.
Ce fut Garance qui rompit le silence en premier.
« Puis-je connaître la raison de votre présence ici ?
— Garance,
je crois que nous sommes partis du mauvais pied, vous et moi, soupira le
vicomte de Neuville. Je n'aurais jamais dû vous adresser ces reproches aussi
déplacés qu'indélicats. Aussi, je vous présente toutes mes excuses... »
Garance se taisait, incrédule. Mais le jeune homme semblait sincère et la dévisageait avec une insistance presque embarrassante. Peut-être était-ce le moment pour elle de lui demander pardon à son tour ? C'était ce que faisaient d'ordinaire les êtres civilisés et adultes. Garance prit une profonde inspiration et se lança avant d'avoir le temps de changer d'avis :
« Je vous prie d'accepter également mes excuses. Je n'aurais jamais dû
vous chanter ce couplet assassin ! Vous savez, je condamne les
débordements sanglants qui ont entaché la Révolution...
— Eh bien,
n'en parlons plus ! »
Un nouveau silence s'installa que Corentin brisa en toussotant :
« Bon, puisque nous nous sommes pardonnés, pourquoi ne viendriez-vous pas
travailler pour moi comme il avait été convenu ?
— Vous...
vous plaisantez ?
— J'ai bien peur que non et je vous assure
que mon offre est très sérieuse ! »
Ce que Corentin lui cachait, c'est qu'il avait subi plusieurs défections et que seuls lui restaient les plus fidèles d'entre les fidèles, c'est-à-dire ceux qui pesaient le moins dans le champ médiatico-politique. La désertion qui l'avait le plus touché était celle de l'homme qui avait été longtemps son mentor et qu'il servait actuellement comme premier adjoint à la mairie du IIIè arrondissement, le quartier Chic de San Myshuno. Samuel Feng s'était présenté à son bureau de campagne le matin même avec son air des mauvais jours.
« J'ai une mauvaise nouvelle à t'annoncer Corentin, je quitte le
navire... avant de provoquer moi-même son naufrage !
— Comment
ça ?
— Le chef de file du MR*
a des dossiers sur moi et menace de les laisser fuiter dans la presse si je ne
rejoins pas ses rangs, et crois-moi, tu préférerais que je ne sois plus chez
toi quand ce jour arrivera ! Je suis désolé, vraiment. De toutes façons,
au vu de ton programme, de ta volonté revendiquée de moraliser la vie
politique, j'aurais fini par être une gêne pour toi car tu connais mes
méthodes, n'est-ce pas ? Et puis, crois-moi, je te serai plus utile chez
l'ennemi. Tu sais que je n'aime pas que l'on me menace et le sale mec le
comprendra vite à ses dépens... »
Samuel Feng l'avait quitté sur ces paroles sibyllines . Alors que Corentin croyait le parti historique de la droite moribond, celui-ci avait trouvé les ressorts pour siphonner ses meilleurs soutiens. Il était désormais suffisamment désespéré pour se tourner vers Garance Dunoyer.
Garance, de son côté, était aux prises avec sa conscience, car cette offre d'emploi était de loin l'offre la plus enthousiasmante depuis ces deux dernières semaines mais elle restait cruellement lucide sur l'incompatibilité de leur caractère. Elle ne pouvait logiquement pas accepter l'offre du jeune politicien aussi motivante soit-elle.
« Je ne sais pas si c'est une bonne idée, murmura-t-elle comme pour
elle-même. Ce n'est pas faute d'avoir essayé mais je ne peux m'empêcher de me
sentir sur la défensive à vos côtés comme si...
— ... comme si
j'allais vous contaminer par ma seule présence ? »
Corentin
avait fini la phrase à sa place et Garance lui lança un regard sincèrement
navré.
« Croyez-moi, votre offre est très tentante mais il faut regarder la
réalité en face : nous risquons de nous entre-tuer à un moment ou à un
autre, et je n'ai pas envie de finir dans la rubrique des faits
divers !
— Allez-vous exiger de moi que je me mette à genoux
pour vous convaincre de me rejoindre ? S'écria-t-il avec détresse.
— Moi
qui croyais que vous ne vous agenouilliez que devant le grand Plumbob !
Tenta de plaisanter Garance qui commençait déjà par regretter sa décision.
— Je
n'ai pas le cœur à persifler, Garance. J'ai vraiment besoin de vous. A vrai
dire, je n'ai plus que vous, alors si vous avez absolument besoin que je
m'humilie pour accepter ma proposition, je le ferai sans hésiter une
seconde !
— Rassurez-vous, se dépêcha de répondre la jeune
femme, je n'aime pas voir les hommes à mes genoux. Je ne les aime que debout,
prêts à en découdre... Êtes-vous prêt à en découdre, M. de Neuville ?
— Pour
quelle autre raison serais-je ici ? Assura-t-il, repris par l'espoir.
— Je
n’accepterai que sous certaines conditions...
— Je vous
écoute !
— Un, vous devrez m'accorder une confiance entière et
aveugle. »
A ces mots, le visage de Corentin se crispa légèrement mais il inclina la tête en signe d'assentiment.
« Deux, vous ne remettrez pas en cause mes décisions devant vos
collaborateurs. Vous me parlerez de vos désaccords en privé, je vous
présenterai mes arguments, et vous finirez par vous y ranger...
— C'est
de la dictature ! Protesta Corentin avec véhémence. Vous croyez vraiment
que je vais vous signer un blanc-seing ? Qui me dit que vous ne
travaillez pas en sous-main pour mes ennemis politiques après tout ?
— Vous
venez d'oublier le point un de notre accord, fit remarquer Garance dans un
sourire.
— Je n'ai aucune garantie que vous n'abuserez pas de ce
pouvoir !
— Si. Et cette garantie, c'est moi. Je ne vous
obligerai jamais à faire quoi que ce soit qui aille à l'encontre de vos
convictions les plus profondes. Mais vous vous doutez bien que vous devrez
faire quelques compromis, non ? Comme je m'engage à en faire moi-même
pour vous aider à gagner ces élections.
— Vous pensez donc qu'il
m'est encore possible de les gagner ? S'exclama presque
joyeusement Corentin, soudain ragaillardi.
— Franchement ? Non.
Mais je m'emploierai de toutes mes forces à faire mentir les
sondages... »
Un silence suivit durant lequel Corentin déambula, les mains dans le dos, réfléchissant intensément. Puis il refit face à Garance :
« J'aurais aimé être en position de force pour négocier vos conditions mais la vérité est que je n'ai plus vraiment le choix. Je n'ai évidemment aucun doute sur vos compétences mais sur ce qui nous sépare idéologiquement et si profondément. Mais puisque cette première idée de collaboration entre vous et moi vient de Stéphan dont la recommandation devrait me suffire, je remets mon destin politique entre vos mains... Puis-je vous inviter à déjeuner pour sceller notre accord ? »
Garance lui désigna sa tenue.
« Ne vous en faites-pas, vous êtes très bien ainsi, je suis moi-même habillé de manière décontractée... »
Il ne l’emmènerait donc pas dans le restaurant où il avait invité la belle Sonia Gothik l'autre jour. Garance en fut soulagée. Le taxi les déposa peu après dans le quartier des Épices, à un jet de pierre du local de campagne. Il la précéda galamment en lui tenant la porte du restaurant Le Vieux Sel, puis, suivant le serveur jusqu'à leur table, il l'accompagna d’un geste de main dans le dos, sans la toucher ni la frôler. Cette attitude protectrice et chevaleresque faillit déclencher l'hilarité de Garance, qui se retint de rire in extremis. Après tout, elle ne pouvait lui en vouloir de l’éducation old school qu'il avait certainement reçue d'une famille cuirassée de plusieurs quartiers de noblesse. Elle l'imaginait très bien, enfant, faire le baise-main aux amies de sa mère, engoncé dans son costume du dimanche. De manière prévisible, il lui tira la chaise pour l'aider à s'installer et Garance demeura imperturbable. Pendant qu'il passait la commande, elle observa discrètement les lieux. Elle était sensible à l'ambiance chaleureuse qui se dégageait des boiseries et de tout ce jaune lumineux, alliée à la structure industrielle de cette ancienne pêcherie reconvertie en restaurant.
« Alors, vous aimez ? lui demanda Corentin qui avait remarqué ses
regards perdus sur la décoration des lieux.
— Oui, beaucoup !
C'est un endroit à la fois moderne et très chic. Pour être franche, je ne
pensais pas me sentir aussi à l'aise dans un restaurant que vous auriez
choisi...
— Et vous n'avez pas encore goûté à leur Homard
thermidor. Croyez-moi, c'est une tuerie !»
Être dans ce restaurant , à cette table, en compagnie d'un homme tel que Neuville, si étranger à ses propres valeurs, lui sembla tout à coup complètement surréaliste ! Elle n'arrivait pas à se comporter avec naturel, aussi se raccrocha-t-elle à ce qu'elle connaissait le mieux et qu'ils avaient en commun : la politique.
« S'il vous plaît, ne parlons pas travail durant ce repas, la pria Corentin. Après déjeuner, je vous ferai visiter votre nouveau bureau et nous pourrons aborder tous les sujets politiques que vous voudrez. »
Par chance, Garance n'eut pas à se préoccuper de leur conversation car Corentin en prit l'initiative, manifestant beaucoup de curiosité pour son invitée. La jeune femme écoutait et observait attentivement le politicien, et le moins qu'on puisse dire, c'est que ses propos étaient beaucoup moins superficiels que ce qu'elle s'était imaginé. Corentin était même d'une compagnie très agréable, sachant s'adapter à son interlocutrice, manifestant une attention sincère pour ses centres d'intérêt.
Le déjeuner passa à une vitesse folle. Ils venaient juste de finir le dessert quand Garance se dépêcha de lui poser la question qui la taraudait depuis le début :
« J'aurais besoin de vous demander un service. Voilà, mon meilleur ami
est reporter de guerre et je n'ai plus aucune nouvelle de lui
depuis quelques semaines. Je me suis plusieurs fois rendu à son journal
mais son employeur est dans la même incertitude que moi. Soit qu'il n'a
réellement aucune information, soit qu'il n'a pas le droit de communiquer à ce
sujet. Alors, je me demandais si vous aviez la possibilité de votre côté
d'obtenir des renseignements fiables ?
— Comment s'appelle cet
ami ?
— Hamal San-Giacomo.
— Hamal San-Giacomo ?
C'est bizarre, mais ce nom me dit quelque chose...
— Il a décroché
il y a deux ans le prix Simlitzer pour l'ensemble de ses articles sur la
révolution al simharienne.
— Et comment en êtes-vous arrivé à
devenir l'amie du lauréat d'un prix aussi prestigieux ?, lui
demanda-t-il, une lueur à la fois curieuse et admirative dans le
regard.
— Je l'ai rencontré lorsque nous étions étudiants, lors
d'une manifestation contre une loi concernant l'enseignement supérieur. Nous
avons sympathisé et, le soir même, je l'avais convaincu d'adhérer à mon
syndicat étudiant.
— Vous êtes incorrigible ! S'esclaffa le
politicien. Ainsi, vous avez rallié ce pauvre garçon à votre cause. Vous
savez, je serai sûrement beaucoup moins facile à convertir...
— C'est
pourquoi je ne me donnerai pas cette peine, vous allez m'en causer
suffisamment pour vous faire remonter dans les sondages... »
Garance avait parlé sans aucune agressivité et Corentin sourit à sa tentative d'humour.
« Eh bien, que diriez-vous alors de rejoindre mon local de campagne pour vous mettre immédiatement au travail ? », suggéra-t-il en se levant et en tirant galamment sa chaise.
Décidément, ces manières chevaleresques d'un autre temps étaient comme une seconde nature chez le vicomte de Neuville et Garance se dit qu'avec un peu de pratique, elle arriverait à s'en accommoder sans lui adresser le sarcasme qui lui brûlait les lèvres...
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* MR (Mouvement républicain) : parti politique libéral-conservateur classé à droite.
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merci à GGOf19 d'avoir partagé dans la Galerie son restaurant
Old Salt et à Nicole pour sa
simette
Alice
!... 😉
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